Si le Samâ‘ ou «l'audition spirituelle » ou «le chant soufi » ou encore « Qasâïd » est un vin dont s'abreuvent les esprits, les oreilles sont autant de coupes servant à cette ivresse divine. Le prophète Abraham auquel l'ange apporta l'annonce de son agrément au sein de l'amitié intime auprès de Dieu, dansa de joie et surtout d'ivresse spirituelle. A travers ce modèle prophétique, la tradition fonde cette pratique sur ce geste immémorial survenu à la suite de la Visite de l'Ange.
On Cite aussi le hadîth de 'Aïsha rapporté dans le Sahîh Al-Bukhârî où les Abyssins chantaient et dansaient en présence du prophète(paix et salut sur lui) et celui ci se contenta seulemnet de demander (que disent -ils) et on lui répondit: ils disent: 'Muhammad est un serviteur vertueux'.
Le chant Soufi (qasîd) est un ensemble de poèmes et de chants composés (par la voie de l'inspiration en général) par les plus grands saints de l'Islam à travers l'histoire. C'est une expression sincère des états les plus purs du cœur. Ses thèmes tournent autour de l'amour de Dieu et de Son prophète, de la confiance en Dieu, du besoin extrême à Lui et des différentes valeurs nobles qui composent l'éthique soufie. C'est l'expression humaine, enivrée de vin divin, dans son image la plus pure et la plus saine. Il se chante généralement en groupe dans les mosquées ou les confréries. Les chants soufis véhiculent toujours des messages éducatifs pour le cheminant.
Interrogé sur le samâ‘, Dhù-l-Nùn l'Egyptien, maître soufi éminent du II ème siècle de l'hégire (XI e siècle), fit la réponse suivante : « c'est un messager de vérité (rasùl haqq), venu pour pousser les cœurs vers Dieu. Celui qui l'écoute comme il convient, en réalise la vérité, mais celui qui l'écoute avec son âme charnelle est dans l'hérésie ». La tentation est grande de ne retenir de ces récitatifs poétiques qu'une saisie bien extérieure au dépôt sacré que le raccourci poétique est censé véhiculer.
La pratique du samâ‘a est liée historiquement aux milieux soufis, énergiques défenseurs de son usage collectif. Les auteurs qui consignèrent par écrit certains aspects de cette tradition s'appuient principalement sur l'autorité «des gens de la Voie ». C'est le cas du faqîh al Hayek de Tétouan, celui-ci nous lègue un recueil, «Kunâch al Hâyek », où il mêle poésie mystique et musique. Dés le prologue, Al hâyek évoque la jouissance toute intérieur et la gratification dont bénéficie celui qui fait honneur au samâ‘. En outre, la bonne santé des corps, dit-il, se trouve à son tour tributaire de son influx spirituelle.
Les villes de vielle tradition au Maroc, Fès, Marrakech, Rabat, Salé, Tétouan ont su préserver jusqu'à nos jours cette pratique vivace. Les petites agglomérations telles Essaouira ou Ouazzane participent de la même manière et enrichissent les assemblées des récitatifs de mussammi's et musiciens de talent à l'échelle du pays.
Le samâ‘, de tout temps considéré comme un «noble savoir », se transmet par enseignement oral. La fréquentation assidue des Zawiyas (ordres soufis) dans une même ville et les longues pérégrinations dans les différentes régions du royaume marocain, à la recherche des dépositaires des secrets de l'œuvre, confirment l'aspiration dans son art. Malgré les grandes chaleurs d'été, il y a de ces rendez-vous que l'on ne pourrait manquer : la grandes cérémonie annuelle tenue à la fin du mois de juillet de chaque année au Mausolée de Moulay Idriss sur le mont Zarhûn près de Meknés, est le signe de ralliement des plus belle voix que compte le Maroc rivalisent d'éclat pour fêter le Mawlid du prophète sous forme de samâ‘a et de madîh, récitatifs en hommage au modèle prophétique muhammadien.
En temps ordinaire, les cérémonies sont tenues régulièrement dans les Zaouiyas et auprès des tombes et mausolées des Awliyâ' au Maroc. Par ailleurs chaque vendredi, il n'est pas rare de voir un groupe de samâ‘a programmer sa journée selon une topographie spirituelle précise dans sa ville. Les membres du groupe rejoignent les cérémonies animées en différents lieux spirituels d'une cité. Pour celui qui arpente en connaisseur la médina de Marrakech par exemple, terre de la sainteté par excellence, les belles voix «qui tirent la bride aux regards » fusent d'endroits différents de la vielle citée et accompagnent ses pas.
Nous avons mentionné la ferveur spirituelle qui saisit les médinas, et ses pratiques citadines ; les faits sont analogues dans les campagnes : ses habitants honorent jusqu'à nos jours un Islam globalement traditionnel. Les moussems organisés annuellement en pays arabophone et berbérophone se présentent avant tout comme l'occasion de fêter la mémoire vénérée des maîtres soufis enterrés dans une région donnée.
Les poèmes chantés (au sein de la confrérie) proviennent souvent d'époques très éloignées dans le temps. Déclamé selon le mode musical d'une nouba Maroco-andalouse ou selon un mode oriental, le thème du pur Amour opposé à l'amour mercenaire peut allier le lumineux visage de la grande sainte de l'Islam Râbi‘a Al‘Adawiyya (IXème siècle, Bagdad) aux affres de l'arrachement extatique d'Omar Ibn al Fârid (le Caire, XIII ème siècle), surnommé le Sultan des Amoureux.
Quelques vers plus loin dans le même élan didactique, Abû Medyen (Tlemcen, XII ème siècle). Interprétée par un chœur à l'unisson dans les Zaouiya, la dite matière poétique aux accents originellement profanes, subit une transmutation radicale. La force spirituelle nouvellement acquise s'absorbe instantanément dans le flux général du récitatif. Néanmoins cette poésie, qu'elle ait une origine soufie ou nom, sert en fait à orner la trame habituellement récitée que représentent les deux poèmes : la Burda et la Hamziya de l'Imâm al Busayrî[1] . Ces deux poèmes composés en hommage au prophète eurent un destin exceptionnel dans le monde musulman depuis le XIII ème siècle.
Terminologie et différents types de samâ‘ :
On distingue dans la poésie soufie :
*les poèmes dites d' « Al-hadra » ou « khamriyya » : poèmes d'extase ou des sens « alma‘nâ »[2] ou encore de présence (avec Allah) : ce sont des poèmes « qasâïd » qui n'obéissent pas aux règles et normes de la poésie arabe et qui sont le pure fruit de l'Inspiration. Chaque poème (qasîda) correspond à un état d'ivresse ou de présence avec Allah. Ils sont la spécialité des soufis.
*Les poèmes d' « Al-Ahadiyya » « l'Unicité » : ce sont aussi une spécialité soufie, leurs sujets est particulièrement l'Amour de Dieu dans les sens les plus profonds et Sa beauté. Ils peuvent être inspirés ou réfléchis c'est à dire faisant partie de la « San‘a » (tissés ingénieusement en se basant sur les règles de l'art dans le domaine, ou les répertoires anciens)
Ces deux types de poésie sont le fruit d'un degré très haut dans les stations de l'Amour divin, ils s'adressent à des soufis initiés qui ont goûté les saveurs de la présence divine. Ils portent des messages subtils (d'ordre éducationnel) qui ne peuvent être compris et parfaitement décodés et interprétés que par les soufis.
*Les poèmes dits «qasâid Muhammadiyya » : la Burda et la Hamziya d'Al-Busayrî[1] en sont les deux exemples les plus célèbres dans le monde musulman. Ils traitent l'amour du prophète, sa beauté et son degré élevé, ils peuvent aussi être faits par des poètes doués et amoureux du Prophète.
*Les poèmes dits « qasâid madhiya » : « de louange au prophète » ils représentent le répertoire le plus populaire dans le monde musulman auquel a contribué tous les poètes de l'Islam. Ils ne sont pas spécialement dûs aux soufis, bien que ces derniers soient à l'origine de la communication et la popularité de ce type de poésie. Les « qasâïd madhiyya » propres aux soufis s'appellent les «Mawludiyya ». Ils font référence à la naissance du Prophète de l'Islam et aux miracles concernant ce grand jour. Ils sont chantés partout dans les confréries et mosquées durant tout le mois de naissance du prophète (le troisième mois de l'hégire « Rabi‘a Al-awwal »). La nuit du douzième jour de ce mois correspondant à sa naissance « Laïlatu Al-mawlidi annabawi » est particulièrement célébrée au sein de toutes les confréries du Maroc avec les chants soufis et les « Mawlidiyya » chantés par les plus belles voix du royaume.
Extraits de poèmes Soufis:
'Une extase dont le feu ne s'éteint jamais...'
Louable est mon ivresse licite est le nectar
Dont la vigne et son fruit n'ont pas eu de part.
A la coupe divine où je portai mes lèvres,
L'unique goutte bue, en mon âme soulève
Une extase dont le feu ne s'éteindra jamais. .
L'Amour! Lorsqu'il atteint le Cœur d'un amoureux
Fait que la nuit obscure pour lui devient clarté...
(Al-Jîlânî) Roger Du Pasquier, Découverte de l'Islam Paris, Seuil, 1984.
Et pour le grand maître Ibn Arabi nous avons choisi ces extraits:
A ton cœur se révèle Celui qui n'a jamais cessé
de résider dans l'inscrutable mystère du Sans-commencement!
Mais c'est toi-même qui étais le voile sur ton oeil
bien que cela fût par la vertu même de ta similitude divine.
Alors au cœur apparaît que Celui qu'il voit
n'a jamais cessé de l'appeler vers Lui!
C'est ainsi qu'un Propos vint, renfermant toute Parole,
et sa gloire fut manifestée par l'Envoyé de la Région Suprême!
O toi qui aspires aux degrés des Abdâl
Mais qui ne penses pas aux oeuvres requises,
Ne les convoite pas vainement, tu n'en seras digne
Qu'en concourrant avec eux par les états ascétiques.
Fais taire ton cœur, et retire toi au loin,
Loin de tout ce qui t'éloigne du Seigneur Bien Aimé!
Veille et endure la faim. Ainsi tu atteindras leur dignité.
Et tu seras comme eux, soit en restant chez toi, soit en partant au loin.
La Maison de la Sainteté a des 'angles' bien établis!
Nos maîtres qui y résident sont des Abdâl.
Entre Silence, Solitude, Faim et Veille,
Se dresse le sommet du Pur Transcendant
L'amour (divin)
chez les Soufis
Pour Toi j'éprouve deux sortes d'amours
Celui du passionné et un autre parce que Tu en es digne
Le premier pour m'invoquer de Toi en dehors de tout autre,
Le second pour lever le voile qui Te cache à mes yeux.
(Rabi'a Al'Adaouya)
Demain, quand l'homme et la femme entreront dans l'assemblée du jugement, les visages seront jaunes pour crainte du compte à rendre. Je me présenterai à Toi, tenant mon amour à la main, et je dirai : 'mon compte doit être jugé d'après lui'.
(Jalâl Eddine Erroumi)
J'ai répandu l'encens en proférant Son Nom
Par amour éperdu, en hommage à Sa gloire
Un souffle s'est levé, et qui m'a fait connaître
Qu'à travers le parfum résidait Son essence.
J'ai alors touché à la certitude
Qu'il n'est dans l'univers nul autre que Lui.
(Muhammad Al-harrâq (m 1845))
L'ivresse divine
Un soleil, à peine luit-il dans l'esprit du buveur,
Il le fait pur essence, avec les êtres pour noms.
Quand la coupe s'habille de ses ors,
Que bulles lui font un collier perlé du tout la robe étincelle.
D'expérience, les Avertis connaissent sa brûlure.
Du dehors de la jarre non encore déflorée,
Ils peuvent être grisés sans en briser le sceau.
Les hommes de sens dans l'ivresse savent garder élégance.
Nul d'entre eux en société n'a fracassé la coupe ni à l'égarement n'a cédé.
Et si d'autres parfois trahissent le secret,
Les gardent du faux-pas la face et le revers.
(Muhammad Al-harrâq (m 1845))
Notes de bas de page:
[1]Voir « Sharafu-d-Dîn Al-Bûsîri : Al-Burda (le manteau) : poème consacré à l'éloge du Prophète Muhammad (paix et salut sur lui) » : traduit et commenté en français par Hamza Boubakeur ancien recteur de la mosquée de Paris : imp. : TIPE- Montreuil : année : 1980.
[2]« alma‘nâ » peut se traduire par « signification subtile» ou « la réalité conceptuel » qui réside en toute chose ainsi que « l'état eidétique » de celui qui perçoit cette signification dans son cœur.